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Entretien
avec Yacine Aït Kaci
Réalisé par Claudine Dussollier
Pour le numéro 2 de la Pensée de Midi
Editions Actes Sud |
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Yacine Aït Kaci
est un auteur multimédia de 26 ans.
D'origines plurielles, il revendique le métissage de tout type comme
l'identité profonde des nouveaux territoires numériques. De cette
identité contrastée, Yacine Aït Kaci s'est forgé un itinéraire d'électron
libre. Indépendant, il est ouvert au monde et à sa toile, inventeur
de possibles et d'utopie. Yacine Aït Kaci livre dans ce trop bref
entretien quelques aspects de ce qui fonde et motive sa recherche
et ses créations.
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Quelle est votre enfance ?
Je suis né à Paris. Très vite mes parents sont partis vivre en Algérie
et j'y ai donc grandi près de 8 ans. Mon père est architecte et s'est
interessé très tôt à l'informatique. Ma mère est enseignante en mathématiques.
J'ai bénéficié d'un certain métissage artistique et scientifique du
fait des professions de mes parents. À l'âge de 9 ans, le retour à
la vie parisienne a marqué pour moi une rupture déterminante. Ma mémoire
s'est structurée entre " avant " et " après ". Ce changement m'a brutalement
donné un recul sur les situations, une distance irreversible.
Comment vous êtes vous lancé dans le multimédia ?
Je suis rentré à l'ENSAD, Ecole Nationale Supérieure des Arts décoratifs
en 1992. Je me suis tout de suite orienté vers la création sur le
multimédia en me détachant délibérément de la logique de l'école de
" graphiste multimédia " en orientant ma recherche vers la narration
et la mise en scène. Après l'école, j'ai démarré sur les chapeaux
de roue dans une boulimie de travail et de production sur différents
cd-roms, Beaubourg, Yves Saint-Laurent, etc… puis j'ai rencontré le
domaine télévisuel avec Archimède, émission scientifique produite
par Ex-Nihilo et diffusée sur Arte et pour laquelle j'ai réalisé plus
de soixante-dix sujets entièrement numériques, soit plus de six heures
d'émission en deux ans. En parallèle, j'ai continué de concevoir et
d'assurer le design et la direction artistique d'un DVD-Rom sur le
Louvre (Montparnasse multimédia), qui contient une bonne partie de
mes reflexions sur l'architecturation de la mémoire. Je travaille
aujourd'hui beaucoup avec la société NeMo que je fréquente depuis
tout ce temps sur des problématiques de visualisation d'information
en 3D temps réel sur le web et sur une grammaire interactive de l'utilisation
de la 3d dans tous les domaines. J'ai également fondé incandescence
avec mon ami Etienne Mineur, un autre électron libre. C'est une maison
d'édition numérique indépendante que nous sommes en train de mettre
en place pour nous permettre de diffuser notre travail. En 1999, ma
rencontre avec Thierry Roche, Directeur du Centre Culturel de Palerme,
m'a encouragé à développer une recherche que j'avais amorcée sur la
relation entre théâtre réel et scène numérique. J'avais présenté dans
le cadre de mon diplôme à l'ENSAD, un projet de CDRom d'après un scénario
original et inédit de Francis Picabia qui s'appelait " La loi d'accommodation
chez les borgnes. J'ai transposé l'esprit dadaïste qui à l'époque
détournait les systèmes mécaniques à des fins poétiques à la machinerie
des systèmes d'interfaces numériques.
Qu'est-ce qui caractérise l'écriture multimédia ?
Selon moi, c'est le travail sur le signifiant du " lien " hypertexte.
Par opposition aux systèmes d'arborescence pyramidale, la richesse
de ce langage permet de ne pas s'enfermer dans un classement, mais
de partir d'un objet, d'en décliner les critères et lui offrir l'ensemble
des liens qui lui correspondent. C'est en fonction de l'intérêt que
je porte à une liaison que celle-ci va exister avec ses potentialités.
Le DVD du Louvre est construit de cette façon. De façon plus générale,
c'est ainsi que nous sommes tous impliqués de façon invisible avec
tous les ingrédients de la planète. Ensuite, parmi toutes ces potentialités,
c'est le choix qui va faire que tel ou tel lien sera vivifié entre
un objet et un autre objet. Le type de lien sera fonction de ce choix,
poétique, fonctionnel, affectif, géographique,…….
Que représente pour vous la Méditerranée ?
La Méditerranée est pour moi un concept de l'ordre du charnel et du
rapport au temps. Elle est transportée par chacun de ses " enfants
" à travers le monde. Même lorsque l'on vit à l'autre bout du monde,
lorsqu'on est la troisième génération qui ne la connaît pas directement.
Ce n'est pas une question de géographie, ni d'appartenance ethnique.
La Méditerranée est depuis des siècles devenue virtuelle, et réelle
à la fois, un réseau d'échanges et de liens économiques, culturels,
philosophiques, etc…. Suite à ma rencontre avec Palerme, je poursuis
plusieurs projets. Le premier va se dérouler d'ailleurs en juin là-bas.
Mais j'écris un projet à plus long terme, créer une Odyssée Web. C'est-à-dire
une réelle Odyssée multimédia qui se déplacera en Méditerranée.
Quels rapports établissez-vous entre la Méditerranée et le Web
?
J'établis un parallèle entre Ulysse qui cherche à rentrer chez lui,
dans le milieu hostile de la mer de la découverte et l'homme d'aujourd'hui
qui sur un océan d'informations essaye de trouver son chemin, de faire
des choix. Ulysse à travers les pièges qu'il déjoue est un mythe qui
reste contemporain. La démocratie libérale nous oblige à chercher
des aiguilles dans des bottes de foin. Quand on n'a pas de savoirs,
on va vers ce qui est le plus facile. Sans même savoir ce qu'est un
choix, on ne peut que céder à la pression des gros robinets, des modèles
préfabriqués. J'établis aussi un parallèle entre la mer originelle
d'Homère et l'actuel océan de mémoire et de savoirs. Je souhaite réinvestir
un mythe fondateur européen comme celui-là, comme fondement d'une
narration qui se dégagerait peu à peu du récit d'Homère. L'idée est
de créer un nouvel univers, un voyage avec de nouvelles étapes. Le
Web représente cet océan à travers lequel on se perd si l'on n'est
pas capable de faire des choix. Ulysse ici voyagera sur une mer d'images
sur laquelle il ne saurait pas se diriger à priori. Son parcours s'établira
donc sur le mode hyper textuel. On peut déjà imaginer Poséidon comme
Roi des Images et de l'information (sourire). Au fond, ce projet fonctionnera
sur des allers-retours temporels et spatiaux en Méditerranée, mis
en abîme par des liens que l'écriture hypertextuelle permet de formaliser.
Derrière cette Web Odyssée, c'est toute la problématique du choix
devant lequel chacun est placé que je souhaite développer car pour
moi cette question est un enjeu majeur en termes de Modernité.
Mais comment reliez-vous ce voyage virtuel avec la scène proposée
par le théâtre et le spectacle vivant ?
Pour moi le spectateur internaute n'est pas forcément en position
de spect-acteur. Pour qu'il y ait spectacle, il suffit qu'une personne
joue en occuppant en espace et qu'une autre regarde en contractant
toutes les deux sur la réalité de cet acte. La notion de représentation
est fondamentale, remettre au présent, donc partir de la mémoire et
la rendre vivante. On doit donc donner à voir suffisamment. La représentation
réelle serait un moment précis d'un récit d'ensemble proposé et construit
sur le Web-espace-narratif. Le spectacle se déroulera dans la tête
du spectateur. Le spectateur internaute ne sera pas forcément le spectateur
de la salle mais je crois à l'aura que produira leur fusion : l'existence
dans la tête du double spectateur réel/virtuel d'un espace-temps qui
relie le moi biologique au moi électronique. La scène virtuelle ne
sera pas le produit dérivé de la scène réelle, ou bien l'inverse.
Les deux espaces seront une seule et même entité, celui de la représentation.
Ce projet se concevra dans différents lieux autour de la Méditerranée.
C'est pour moi un projet long, qui peut paraître abstrait mais qui
se construira au fur et à mesure.
S'agit-il d'une recherche philosophique, artistique, ou technique
?
Je ne crois pas que l'on puisse dissocier toutes ces dimensions. Pour
moi, les artistes contribuent à rendre visible et discible ce qui
ne l'est pas à priori, ce qui est latent. Le concept ou les mots ainsi
produits sont livrés à une société qui s'en saisira peut-être dans
l'avenir. Ce qui est difficile à appréhender souvent sur le multimédia,
c'est le problème du référent inconnu sur Internet. A priori, je ne
peux désirer que ce que je connais. Or pour moi le choix ne consiste
pas à répondre à la question posée par des réponses formatées A, B,
ou C, mais de dire que D existe, que c'est possible, éventuellement
même de réfuter la question. Il s'agit donc de défendre une autre
position que celle générée par la production de masse et par la consommation
conditionnée par le marché. Il faut casser la démagogie du " Just
do it ! " qui donne aux gens l'illusion qu'ils peuvent tout faire,
qu'ils disposent de leur libre-arbitre par la profusion, alors que
précisément cette profusion les noie dans la passivité. Dans l'actuelle
culture libérale, les informations sont en réalité pré-formatées.
On ne risque pas d'aller vers Beckett par exemple si on ne le connaît
pas, s'il n'existe pas.
Mais n'est-ce pas une lutte de pot de terre contre pot de fer ?
Nous sommes inondés par ce déluge d'informations. Il faut lancer le
plus possible de radeaux à la mer pour permettre à ceux qu'ils le
veulent d'embarquer. Des " radeaux choix ". Les artistes, même si
le terme est perverti, peuvent proposer au public ces radeaux. C'est
une forme de "résistance électronique" comme l'exprime le groupe américain
Critical Art Ensemble sur Internet. Notre société a besoin de phares
pour ne pas s'échouer sur les rochers de la médiocrité. Les créateurs,
les internautes tissent des passerelles et des grilles de lecture
du monde. Dans chaque lieu, en Belgique, en Italie, partout ailleurs,
on peut trouver suffisamment de personnes qui travaillent et vivent
dans cette perspective, et ces personnes en connaissent d'autres,
…etc.
Comment voyez-vous l'évolution du monde virtuel ?
Dans ses applications, c'est un problème de génération. Quand celle
qui arrivera aura connu Internet depuis toujours, le multimédia développera
ses références propres, comme cela s'est passé pour le cinéma en quelque
sorte. Il me semble que les référents actuels qui resteront pertinents
seront ceux de l'architecture, de l'urbanisme, et bien sûr le système
cognitif du cerveau humain. Nous avons à inventer l'urbanité d'Internet.
Les correspondances entre la ville et le virtuel sont nombreuses.
Pour le moment, par analogie, le réel est le référent du monde virtuel.
Mais on peut imaginer l'inverse dans un temps assez proche où le virtuel
deviendra le référent du réel.
N'est-ce pas ce qui se produit déjà dans le domaine financier, spéculatif
en particulier, où la valeur des choses est accordée en fonction de
critères qui n'ont que peu à voir avec les faits réels ?
Oui bien sûr, l'argent est déjà une abstraction de l'échange entre
les gens. L'argent est un liquide qui est redistribué comme la sève
dans une autorégulation des sociétés. L'argent est une idée fondatrice
de l'humanité qui fait des rapports entre les individus un concept
qui régule leurs échanges quels qu'ils soient, culturels, commerciaux,
etc… en leur assignant une valeur. On peut dire que l'argent est le
sang du lien entre les humains. Il a donc à voir avec les systèmes
de pouvoir qui se mettent en place pour drainer ce fluide : contenir
la sève et créer artificiellement le manque. Tous les systèmes de
pouvoir fonctionnent sur la régulation des flux : rue, argent, travail,
pétrole, eau, information. Ce flux est également devenu numérique
et concerne directement l'information. La rétention ou bien au contraire
la profusion d'informations dans laquelle nous baignons aboutissent
à la non-information. Je reviens encore à cette problématique du choix
qui me paraît essentielle.
droits reservés - Claudine Dussolier / editions Actes Sud
entretien réalisé en mai 2000 publié en Août
2000. |
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